Les studios de Bernard
l'homme sonore
Claude-Anne Bezombes Parmegiani
Bernard a toujours entretenu un lien organique avec « son studio » ou ce qui, tout d’abord, lui a tenu lieu de studio.
Quand je l’ai rencontré au GRM en mai 1964, en présence de Pierre Schaeffer, à l'occasion d’une écoute de la bande de Violostries qu’il venait de terminer, il possédait déjà un gros magnéto qui occupait une place importante dans son habitat exigu, rue de Savoie. Et, lorsque Bernard traversa les deux bras de la Seine pour s’installer dans mon petit appartement parisien, l’emplacement de cet encombrant compagnon posa un problème ; car, indispensable à l’écoute inlassable de « ses sons », il faisait partie au quotidien de son processus compositionnel. Ce que j’ignorais alors c’est combien au fil des ans, cette présence allait s’enrichir de nombreux autres appareils…
1961, dans les studios du GRM © ORTF
Nous fîmes donc le tour des lieux susceptibles d'accueillir le magnéto en question : dans la cuisine ? trop petite ; dans la salle de bains ? trop humide ; dans le couloir ? trop étroit ; dans le séjour ? trop envahi par les résidents à deux et à quatre pattes. Restait la chambre… Va pour la chambre mais où caser le gros Studer dans une pièce déjà encombrée par un grand lit et une grosse cheminée en marbre? Qu’à cela ne tienne : à côté du lit. Le compositeur, de nature bricoleur, installa une planche qu’il dépliait dans la journée au-dessus de notre couche et repliait la nuit pour que nous puissions dormir. Or, lorsque je fus enceinte, j’éprouvai le besoin – certes fort inopportun ! de m’allonger à l’heure de la sieste ; il me fallait alors me glisser sous la planche pliante que je redoutais toujours de voir ployer sous le poids du magnétophone, tandis que Bernard continuait impassible d’écouter et de monter les sons nécessaires à son travail en cours. C’est ainsi qu’en 1966 naissaient conjointement, l’un bercé par l’autre, notre fils Emmanuel et Capture Ephémère !
Bien sûr, les choses ne pouvaient en rester là ; les enfants grandissaient et le matériel aussi ! Il fallut promptement trouver un appartement conforme à notre nouvelle situation ; c’est-à-dire doté à la fois d’une chambre pour enfants et d’une pièce pour le studio. En 1965, nous trouvâmes un lieu, certes plus spacieux, mais qui s’avéra vite insuffisant, compte tenu du caractère expansionniste du matériel de Bernard. Rapidement ce qu’il était convenu d’appeler la chambre parentale fut convertie en chambre de musique ; et le lit conjugal bientôt installé derrière une cloison coulissante dans le double living room!
1970, l'enfance du studio rue Ballu © archives privées
Car on peut être compositeur et ne pas manquer d’astuce pour exploiter à la fois l’espace dans lequel on travaille et où l'on habite en famille. Rue Ballu, mon bureau était situé contre le mur du studio et pendant des mois j’entendis des sons répétés inlassablement qui allaient devenir les éléments du De Natura Sonorum. Je m’inquiétais : Bernard aurait-il fini à temps ? Peu à peu à force d'être écoutés, manipulés, transformés, mixés, les sons s’organisaient et devenaient musique. Je comprenais comment un compositeur de musique électroacoustique oeuvrait, arrachant le matériau à sa banalité terre à terre, l’assemblant son par son jusqu’à lui donner une forme et composer une œuvre musicale.
1977 studio Villebon à ses débuts © E. Bourbotte
Ce travail quotidien, constant, exigeant prolongeait ou préparait celui effectué dans les studios richement équipés du GRM. Le corps à corps avec les divers synthés, la TR-808, le fameux orgue Farfisa, le clavinet, etc , avant les logiciels nombreux et variés des années 70-80, le matériel de prise de son envahissait et métamorphosait notre vie familiale où les objets domestiques devenaient des objets sonores dotés d’une seconde vie. Ainsi le 1° mouvement de De Natura Sonorum, intitulé Incidences/Résonnances, est composé à partir de l’enregistrement des sons émis par un grand saladier en métal que ma mère nous avait offert à Noël. Le grincement de l’introduction du Présent composé est celui des volets de notre maison de Villebon que Bernard fermait chaque soir. Mais la liberté dont le compositeur jouissait dans son propre studio s’accompagnait de contraintes imposées par la modestie de ses moyens techniques. Le grand écart entre la richesse de l’équipement du GRM et les restrictions de ce que l’on commençait à appeler un « home-studio » lui a sans doute imposé une grande rigueur, l’obligeant à faire preuve d’une imagination sonore et d’une inventivité farouche, sources d’un renouvellement constant. Parmegiani fut le premier et longtemps le seul au GRM à posséder un équipement lui permettant de composer chez lui. Et quand aujourd’hui je fais l’inventaire du nombre d’heures de musique qu’il a réalisé durant cette période baptisée par lui-même l’époque des ciseaux, la nécessité tyrannique d’un studio à demeure s’imposait bien évidemment.
1983 studio Villebon en pleine expansion © G. Vivien
Le deuxième studio de Bernard (1976-1997), celui dans lequel il a travaillé le plus longtemps (plus de 20 ans), a été celui de Villebon sur Yvette ; celui où il fit la culbute entre l’âge des ciseaux et celui de la souris. Autant dire que son équipement connut à cette époque un essor considérable car les nouvelles possibilités offertes par le système M.I.D.I. et les logiciels qui accompagnaient l’informatisation l’intéressaient au plus haut point. Ce changement d’équipement nécessitait une méthode de travail distincte. Le temps passé à expérimenter les ressources offertes par ces nouveaux instruments était considérable alors que le temps consacré à composer devenait plus rapide. Le studio était un espace en longueur, relativement mal isolé, situé au fond du jardin, mais c’était pour Bernard, un lieu de prédilection.
Bernard et son fils dans les escaliers de la plage d'Amalfi, 1972 © archives privées
Lorsque venait le temps des vacances, ce lien avec le studio persistait. Nous partions le plus souvent en Italie, direction Amalfi (1700 kms !) avec les enfants, et un magnéto dans la voiture. Dès l’arrivée, un rituel s’instituait. Le matin, Bernard travaillait. Il écoutait, cataloguait et parfois montait ses sons devant le paysage sublime de la baie tandis que nous descendions à la plage. Puis il nous rejoignait pour déjeuner, apprenant à nager à son fils, s’ébrouant dans la mer car il était excellent nageur. Pour qu’il consente à rompre le cordon ombilical qui le reliait à son studio, il fallait, pour le moins, un voyage dans un pays inconnu, sollicitant sa curiosité ; et encore… la plupart du temps, ce déplacement comportait un épisode professionnel qui l’obligeait à des heures de répétition.
2000, Fabriquasons: le studio de St Remy de Provence © G. Vivien
Le troisième studio fut celui de Saint-Remy-de-Provence (1997-2005). La vue n’était pas tout à fait aussi grandiose que celle de la baie d’Amalfi, mais la grande fenêtre s’ouvrait quand même sur la chaîne des Alpilles. La pièce était vaste, lumineuse, bien que… l’acoustique ne fut pas bonne, et que l’été il y fit une chaleur accablante. Le studio provençal, loin de l’agitation du monde, fut sans doute celui qu'il aima le plus. Amour partagé par Musette, notre petite chatte, qui y avait élu domicile et dormait devant la fenêtre sur la couverture qui protégeait un synthé de l’excès de soleil.
2003, Le matériel du studio de St Remy © archives privées
Le dernier studio fut celui de la rue du Château à Paris. Bernard y avait reproduit la même configuration qu’à Saint-Remy car il lui fallait à tout prix garder ses repères. Ce studio, il y composa fort peu malgré la bienveillante assistance de Marco Marini. Il était revenu à ses premières amours : il y faisait des photomontages, y créait de petits objets malheureusement éphémères, pleins d’une fantaisie témoignant de son goût pour les assemblages de préférence humoristiques ou les transformations formelles ; il y écoutait de la musique, surtout celle composée par les autres. Il régnait dans ce lieu une atmosphère recueillie, intime, presque magique et longtemps il a continué à y aller deux fois par jour bien qu’il n’y composait plus. Il était entouré de ses livres, de ses bandes magnétiques, de ses sons et de ses machines à fabriquer de la musique.
2000, Dans le jardin de Saint-Remy, Bernard et Claude-Anne hors studio © G. Vivien
" Et après"? Si, apportant une réponse à ce grand mystère de la mort cet « et après » existe ??? J’imagine aisément que Bernard a dû se débrouiller pour trouver un magnéto céleste sur lequel il travaille avec des sons « inouïs ».
Grignan mai 2016
Les studios de Bernard
l'homme sonore
Claude-Anne Bezombes Parmegiani
Bernard a toujours entretenu un lien organique avec « son studio » ou ce qui, tout d’abord, lui a tenu lieu de studio.
Quand je l’ai rencontré au GRM en mai 1964, en présence de Pierre Schaeffer, à l'occasion d’une écoute de la bande de Violostries qu’il venait de terminer, il possédait déjà un gros magnéto qui occupait une place importante dans son habitat exigu, rue de Savoie. Et, lorsque Bernard traversa les deux bras de la Seine pour s’installer dans mon petit appartement parisien, l’emplacement de cet encombrant compagnon posa un problème ; car, indispensable à l’écoute inlassable de « ses sons », il faisait partie au quotidien de son processus compositionnel. Ce que j’ignorais alors c’est combien au fil des ans, cette présence allait s’enrichir de nombreux autres appareils…
1961, dans les studios du GRM © ORTF
Nous fîmes donc le tour des lieux susceptibles d'accueillir le magnéto en question : dans la cuisine ? trop petite ; dans la salle de bains ? trop humide ; dans le couloir ? trop étroit ; dans le séjour ? trop envahi par les résidents à deux et à quatre pattes. Restait la chambre… Va pour la chambre mais où caser le gros Studer dans une pièce déjà encombrée par un grand lit et une grosse cheminée en marbre? Qu’à cela ne tienne : à côté du lit. Le compositeur, de nature bricoleur, installa une planche qu’il dépliait dans la journée au-dessus de notre couche et repliait la nuit pour que nous puissions dormir. Or, lorsque je fus enceinte, j’éprouvai le besoin – certes fort inopportun ! de m’allonger à l’heure de la sieste ; il me fallait alors me glisser sous la planche pliante que je redoutais toujours de voir ployer sous le poids du magnétophone, tandis que Bernard continuait impassible d’écouter et de monter les sons nécessaires à son travail en cours. C’est ainsi qu’en 1966 naissaient conjointement, l’un bercé par l’autre, notre fils Emmanuel et Capture Ephémère !
Bien sûr, les choses ne pouvaient en rester là ; les enfants grandissaient et le matériel aussi ! Il fallut promptement trouver un appartement conforme à notre nouvelle situation ; c’est-à-dire doté à la fois d’une chambre pour enfants et d’une pièce pour le studio. En 1965, nous trouvâmes un lieu, certes plus spacieux, mais qui s’avéra vite insuffisant, compte tenu du caractère expansionniste du matériel de Bernard. Rapidement ce qu’il était convenu d’appeler la chambre parentale fut convertie en chambre de musique ; et le lit conjugal bientôt installé derrière une cloison coulissante dans le double living room!
1970, l'enfance du studio rue Ballu © archives privées
Car on peut être compositeur et ne pas manquer d’astuce pour exploiter à la fois l’espace dans lequel on travaille et où l'on habite en famille. Rue Ballu, mon bureau était situé contre le mur du studio et pendant des mois j’entendis des sons répétés inlassablement qui allaient devenir les éléments du De Natura Sonorum. Je m’inquiétais : Bernard aurait-il fini à temps ? Peu à peu à force d'être écoutés, manipulés, transformés, mixés, les sons s’organisaient et devenaient musique. Je comprenais comment un compositeur de musique électroacoustique oeuvrait, arrachant le matériau à sa banalité terre à terre, l’assemblant son par son jusqu’à lui donner une forme et composer une œuvre musicale.
1977 studio Villebon à ses débuts © E. Bourbotte
Ce travail quotidien, constant, exigeant prolongeait ou préparait celui effectué dans les studios richement équipés du GRM. Le corps à corps avec les divers synthés, la TR-808, le fameux orgue Farfisa, le clavinet, etc , avant les logiciels nombreux et variés des années 70-80, le matériel de prise de son envahissait et métamorphosait notre vie familiale où les objets domestiques devenaient des objets sonores dotés d’une seconde vie. Ainsi le 1° mouvement de De Natura Sonorum, intitulé Incidences/Résonnances, est composé à partir de l’enregistrement des sons émis par un grand saladier en métal que ma mère nous avait offert à Noël. Le grincement de l’introduction du Présent composé est celui des volets de notre maison de Villebon que Bernard fermait chaque soir. Mais la liberté dont le compositeur jouissait dans son propre studio s’accompagnait de contraintes imposées par la modestie de ses moyens techniques. Le grand écart entre la richesse de l’équipement du GRM et les restrictions de ce que l’on commençait à appeler un « home-studio » lui a sans doute imposé une grande rigueur, l’obligeant à faire preuve d’une imagination sonore et d’une inventivité farouche, sources d’un renouvellement constant. Parmegiani fut le premier et longtemps le seul au GRM à posséder un équipement lui permettant de composer chez lui. Et quand aujourd’hui je fais l’inventaire du nombre d’heures de musique qu’il a réalisé durant cette période baptisée par lui-même l’époque des ciseaux, la nécessité tyrannique d’un studio à demeure s’imposait bien évidemment.
1983 studio Villebon en pleine expansion © G. Vivien
Le deuxième studio de Bernard (1976-1997), celui dans lequel il a travaillé le plus longtemps (plus de 20 ans), a été celui de Villebon sur Yvette ; celui où il fit la culbute entre l’âge des ciseaux et celui de la souris. Autant dire que son équipement connut à cette époque un essor considérable car les nouvelles possibilités offertes par le système M.I.D.I. et les logiciels qui accompagnaient l’informatisation l’intéressaient au plus haut point. Ce changement d’équipement nécessitait une méthode de travail distincte. Le temps passé à expérimenter les ressources offertes par ces nouveaux instruments était considérable alors que le temps consacré à composer devenait plus rapide. Le studio était un espace en longueur, relativement mal isolé, situé au fond du jardin, mais c’était pour Bernard, un lieu de prédilection.
Bernard et son fils dans les escaliers de la plage d'Amalfi, 1972 © archives privées
Lorsque venait le temps des vacances, ce lien avec le studio persistait. Nous partions le plus souvent en Italie, direction Amalfi (1700 kms !) avec les enfants, et un magnéto dans la voiture. Dès l’arrivée, un rituel s’instituait. Le matin, Bernard travaillait. Il écoutait, cataloguait et parfois montait ses sons devant le paysage sublime de la baie tandis que nous descendions à la plage. Puis il nous rejoignait pour déjeuner, apprenant à nager à son fils, s’ébrouant dans la mer car il était excellent nageur. Pour qu’il consente à rompre le cordon ombilical qui le reliait à son studio, il fallait, pour le moins, un voyage dans un pays inconnu, sollicitant sa curiosité ; et encore… la plupart du temps, ce déplacement comportait un épisode professionnel qui l’obligeait à des heures de répétition.
2000, Fabriquasons: le studio de St Remy de Provence © G. Vivien
Le troisième studio fut celui de Saint-Remy-de-Provence (1997-2005). La vue n’était pas tout à fait aussi grandiose que celle de la baie d’Amalfi, mais la grande fenêtre s’ouvrait quand même sur la chaîne des Alpilles. La pièce était vaste, lumineuse, bien que… l’acoustique ne fut pas bonne, et que l’été il y fit une chaleur accablante. Le studio provençal, loin de l’agitation du monde, fut sans doute celui qu'il aima le plus. Amour partagé par Musette, notre petite chatte, qui y avait élu domicile et dormait devant la fenêtre sur la couverture qui protégeait un synthé de l’excès de soleil.
2003, Le matériel du studio de St Remy © archives privées
Le dernier studio fut celui de la rue du Château à Paris. Bernard y avait reproduit la même configuration qu’à Saint-Remy car il lui fallait à tout prix garder ses repères. Ce studio, il y composa fort peu malgré la bienveillante assistance de Marco Marini. Il était revenu à ses premières amours : il y faisait des photomontages, y créait de petits objets malheureusement éphémères, pleins d’une fantaisie témoignant de son goût pour les assemblages de préférence humoristiques ou les transformations formelles ; il y écoutait de la musique, surtout celle composée par les autres. Il régnait dans ce lieu une atmosphère recueillie, intime, presque magique et longtemps il a continué à y aller deux fois par jour bien qu’il n’y composait plus. Il était entouré de ses livres, de ses bandes magnétiques, de ses sons et de ses machines à fabriquer de la musique.
2000, Dans le jardin de Saint-Remy, Bernard et Claude-Anne hors studio © G. Vivien
" Et après"? Si, apportant une réponse à ce grand mystère de la mort cet « et après » existe ??? J’imagine aisément que Bernard a dû se débrouiller pour trouver un magnéto céleste sur lequel il travaille avec des sons « inouïs ».
Grignan mai 2016